« Sol... »
Du mur où vous étiez assis, vous baissez des yeux vides vers la fille avec qui vous sortiez il y a à peine deux mois, ou peut-être trois ; elle vous fixe avec inquiétude, et ça ne vous fait rien. Ca ne vous fait rien du tout. Et vous vous dites vaguement que vous devriez vous sentir mal pour elle, mal de lui causer tant d’anxiété alors qu’elle en subit déjà suffisamment ces derniers temps ; mais vous n’y arrivez pas. Vous n’arrivez pas à ressentir quoi que ce soit. Jour après jour, vous vous sentez décliner – et vous ne faites rien pour que ça change. Vous vous sentiez mal, alors vous vous êtes isolé dans le brouillard.
« Tu sais... » tente-t-elle à nouveau, « rien ne dit que c’est fini, mais... »
Vous sentez votre regard s’embraser totalement, d’un seul coup, et vous plantez vos yeux dans les siens, sans voir à travers elle comme vous le faites depuis des semaines. Quelque chose se réveille en vous. De la colère.
Mais une colère terne.
« Mais quoi ?! Ne mens pas », sifflez-vous d’une voix rauque, parce que ça fait huit jours que vous l’avez pas ouvert la bouche. « Ne mens pas, tu sais aussi bien que moi que
c’est fini ! »
Elle recule d’un pas, et vous devinez sa peur, et vous devinez qu’elle est blessée par l’agressivité désespérée qu’elle a entendu dans votre voix. Et vous vous en foutez. Vous n’en avez plus rien à faire. Vous ne voulez plus qu’elle essaie – vous voulez qu’elle s’en aille.
« Sol... » répète-t-elle doucement et vous la haïssez d’un coup, vous la haïssez de vous réveiller comme ça, de vous
appeler comme ça- « Sol, en fait, si je suis là, c’est que...
- M’appelle pas comme ça putain, m’appelle pas comme ça ! » hurlez-vous –
t’as vu, ça fait comme une note de musique ! C’est pas un putain de miracle, ça ? murmure un souvenir dans votre tête, un souvenir qui vous fait mal, et vous sentez votre protection se dissoudre petit à petit dans les larmes qui sont logées au coin de ses yeux et qui refusent d’apparaître dans les vôtres, parce que vous avez déjà trop pleuré, beaucoup trop, et les sentiments revenir, vous assaillir. La colère – pour l’instant, tout est étouffé par la colère, alors vous la laissez vous envahir et vous submerger, parce que vous savez qu’après vous aller payer.
« Sollux. » souffle la jeune femme en face de vous et le ton de sa voix est telle que vous cessez de respirer. « Sollux..., Sollux, calme-toi, s’il te plaît. »
Vous secouez la tête avec fureur. Non, vous ne voulez pas vous calmer. Non, vous ne voulez pas que la rage cesse de vous aveugler – non.
« Sollux », elle poursuit et vous la haïssez de toute votre âme, vous la haïssez de prononcer votre nom avec tant de douceur et de tristesse, vous la haïssez de prononcer votre nom tout court. « Sollux, il...
-
Quoi il », murmurez-vous soudainement, et votre cœur tombe comme une pierre dans votre poitrine au regard qu’elle vous lance. «
QUOI, IL ?! QU’EST-CE QU’IL A ?! »
Et vous hurlez, vous hurlez encore, vous ne vous êtes même pas rendu compte que vous aviez bondi du mur où vous étiez assis, vous ne vous apercevez même pas de ses yeux remplis d’effroi. Et vous vous sentez mal. Et tout s’écroule autour de vous. Et vous avez l’impression que votre cœur lui-même cesse de battre.
« Il... », chuchote-t-elle d’une voix fragile, qui semble pouvoir se briser à chaque instant, et vous vous apprêtez à lui gueuler dessus, et elle vous regarde d’un air désespéré, avant de poser sa tête sur votre épaule, vous arrêtant dans votre geste – « Il va très mal, Sollux... »
Et votre colère retombe. D’un coup.
Comme un putain de soufflé trop cuit, bro ! murmure la voix qui hante votre mémoire et qui vous empêche de dormir, la voix que vous n’entendrez peut-être plus jamais. Il va mal. Très mal. Votre cerveau met une minute entière, la minute la plus longue de toute la terre, à enregistrer l’information et à la comprendre. Il va mal. Très mal. Et c’est la fin. Et tout est fini. Et il devrait déjà être parti.
Vous entendez à peine la fille que vous aimiez il y a deux mois à peine, peut-être trois, s’effondrer en sanglots contre vous. Et vous avez l’impression que ses paroles vous ont ouvert la cage thoracique dans le but de récupérer l’organe qui s’est changé en pierre dans votre poitrine. Vous sentez votre sang couler.
Ou peut-être sont-ce des larmes.
Vous passez machinalement vos bras autour d’elle et l’attirez contre vous, dans un très vieux réflexe qui date de votre enfance.
Et vous restez immobile.
Vous haïssez le monde. Vous haïssez le sort qui est en train de tuer la personne qui compte le plus au monde pour vous. Vous haïssez l’homme, qui passe dans la rue et vous jette un coup d’œil surpris ; et surtout, vous haïssez la pitié que vous lisez dans ses yeux.
Mais votre haine est si terne.
x
Vous frémissez.
Il est extrêmement tard et l’infirmière vous a laissé rentrer juste à cause de ce qu’elle lisait dans vos yeux. Vous lui avez à peine prêté attention – juste le temps de croiser son regard vert olive compatissant derrière les quelques mèches folles qui retombaient sur son visage, et de la haïr, de la haïr un peu de votre haine sans couleur, comme vous haïssez tout ce qui se trouve autour de vous, et comme vous vous haïssez vous-même de ce que vous allez faire ce soir.
Après que votre « ex-petite amie » – comme ils disent, mais qu’est-ce qu’ils en savent, hein, qu’est-ce qu’ils en savent ? vous détestez cette expression – vous ait annoncé la nouvelle, vous êtes allé le voir. Et oui, oui, il allait mal, Dieu qu’il allait putain de mal ; et votre cœur s’est serré dans votre poitrine comme il ne l’avait jamais fait, s’est serré à en éclater. Il vous a souri, mais d’un sourire fatigué que vous ne lui aviez jamais vu et qui vous a percuté comme le camion avait percuté votre frère il y a quelques années ; et il vous a parlé, vous a dit que ça allait, mais rien qu’à son timbre de voix vous sentiez que non, ça allait pas. Alors vous avez fait comme si de rien était. Vous avez posé votre main sur sa peau pâle, si pâle, trop pâle, en faisant semblant de ne pas voir la perfusion plantée dans son bras, de ne pas entendre les bips des machines qui le maintenaient en vie. Et vous les avez haïes elles aussi. Vous aviez soudainement l’impression qu’il souffrait
à cause d’elles.
Ses paupières mi-closes vous empêchaient de distinguer ses iris indigo, et c’était sans doute la seule chose qui ne changeait pas vraiment par rapport à d’habitude.
Vous ne vous souveniez plus vraiment quelle maladie il a. Quelque chose de grave, mais quoi – vous n’en aviez aucune idée, et ça ne vous est pas revenu depuis. Un truc qui lui rongeait le cœur, ou peut-être les poumons ; vous n’arriviez pas à vous rappeler, ou peut-être que vous ne le vouliez pas. Ca n’a pas d’importance. Tout ce qui comptait, c’était qu’il souffrait ; qu’il souffrait et qu’on refusait de le laisser partir, pour une raison ou pour une autre, vous ne saviez plus ce qu’ils vous avaient servi, au juste. Quelque chose comme « Il doit tenir le plus longtemps possible, peut-être qu’on aura une chance ! » mais vous savez bien qu’il n’en aura pas. Quand tout le monde est sorti de la chambre pour vous laisser seuls, vous l’avez compris. Rien qu’à la façon dont il souriait. Dont il évitait votre regard.
Il ne voulait pas que vous y lisiez les mots que vous entendiez pourtant résonner dans votre tête rien qu’en prenant sa main – « sauve-moi, j’t’en supplie, me laisse pas comme ça, je sais bien, moi, que ça sert à rien, aide-moi, t’es le seul à le pouvoir » – et vous avez frémi, et la plaie dans votre cœur s’est agrandie, parce qu’il aurait jamais dit ça en temps normal, et même s’il l’avait pas dit, c’était la même chose. Il l’avait
hurlé. Directement dans votre âme. Et chaque syllabe s’y était plantée comme un éclat de miroir.
Vous aviez passé des jours entier à ressasser son expression, et toujours à haïr, à haïr tout de votre haine en noir et blanc ; à haïr le rôle que vous aviez dans cette histoire, à vous haïr de ne pas vous trancher les veines pour fuir cette vie –
mais il avait besoin
de vous, quelque part vous en étiez sûr – à haïr cette fille qui avait gardé les clés de votre appartement, qui venait vous voir et vous forçait à manger et à boire alors que vous étiez tout entier à votre réflexion sans issue.
Il n’y avait qu’une impasse.
C’était sans doute la solution – oui. Il fallait faire ça. C’était le mieux. Pour lui et pour vous.
Et vous vous haïssez bon Dieu, ce que vous pouvez vous haïr, vous haïr plus que tout.
Il dort, une grimace imprimée sur son visage pâle, plus pâle qu’il ne l’a jamais été, ses cheveux noirs emmêlés étalés sur son oreiller, et même si ses traits sont tirés et déformés par la souffrance, vous l’aimez, comme ça ; et vous êtes au moins heureux qu’il ne soit pas réveillé, que son sommeil soit profond, pour une fois – pour la dernière fois.
Heureux – c’est un drôle d’adjectif ; et qu’est-ce que ça veut dire, déjà ? Vous avez oublié. Comme vous oubliez tout le reste, comme tout le reste disparaît dans le néant de deux yeux indigo que vous ne pouvez même pas apercevoir.
Vous n’avez pas allumé la lumière, et la lune peine à passer entre les lames des stores ; il fait sombre. Assez sombre pour que l’infirmière qui passe dans le couloir ne vous voie même pas. Elle ne ferait que précipiter les choses, de toute façon. Vous n’entendez même plus ses pas qui s’éloignent. Vous ne vous souvenez même plus de comment s’appelle ce qui cesse petit à petit de déchiqueter votre cœur et de vous empêcher de respirer ; toute votre âme se vide peu à peu, s’évade par une déchirure dont vous ignorez l’existence. Et vous ne sentez même plus la texture sans nom du couteau dans votre main, vous ne sentez même plus les larmes qui trempent vos joues ; parce que tout va s’achever, parce que c’est la fin, parce qu’il n’aura plus jamais mal, et c’est l’important, hein ?
Parce que vous enfoncez la lame dans son cœur, à la fois lentement et le plus vite possible, et que vous avez l’impression que c’est
vous que vous blessez ; mais le sang s’échappe de sa plaie, alors que vos émotions vous quittent.
Et alors que vous posez la tête sur son torse, sans plus bouger, sans même plus pleurer, vous sentez un souffle dans vos cheveux, un dernier souffle –
x
Votre nom est Gamzee Makara et vous souffrez ; vous souffrez tellement, tout le temps, que vous voudriez mourir.
Votre nom est Gamzee Makara et vous souffrez ; vous souffrez tellement, tout le temps, que vous leur avez demandé de mourir.
Ils ont refusé ; ils ont dit quelque chose que vous n’avez pas compris à travers le brouillard de la douleur qui vous oppressait, quelque chose comme « il vous reste un espoir », ou alors « peut-être qu’on peut encore faire quelque chose » ; mais vous vous le saviez, vous le saviez bien que l’espoir vous avait quitté, qu’il n’y avait rien à faire, rien du tout.
Votre nom est Gamzee Makara et vous l’aimez ; vous l’aimez tellement, que vous l’avez obligé à vous tuer. Vous l’avez condamné à avoir mal à votre place. Vous êtes un égoïste et vous l’avez toujours été.
Vous le voyez esquisser un sourire alors que le couteau plonge en plein dans votre cœur, et vous ne sentez même pas, même pas la douleur ; juste une minuscule larme qui coule sur votre peau.
Il ne vous reste plus qu’une dernière chose à faire, un dernier mot à dire –x
– « Merci. »